P'T-Rex | Travail vs. matière, à quand le match retour ?
Si Ludwig Mies van der Rohe avait été notre contemporain, son leitmotiv less is more parlerait probablement plus de sobriété des matériaux que de simplicité dans le design.
Son propos se rapprocherait probablement du faire mieux avec moins, expression qui revient de plus en plus souvent dans la bouche des urbanistes et figure dans les principes du manifeste pour une Frugalité heureuse et créative.
Pourtant, notre système fiscal semble favoriser la consommation de matière par rapport au travail de conception ou de réalisation des travaux : c'est la thèse de cet article de Steve Webb sur Architectural Review, sur lequel nous nous sommes penchés grâce à cette traduction par Topophileet qui nous a fortement interpellés.
Le texte nous propose une image bien puissante : quand on regarde un bâtiment, 30% des matériaux que l’on voit seraient des déchets, dus au surplus de matériaux inutiles qu’on intègre dans la construction pour faire des économies sur les heures de travail. Ce chiffre interpelle et interroge, mais admettons que l’ordre de grandeur soit correct. Nous savons que plus de matière implique plus d’énergie consommée, plus d’émissions de gaz à effet de serre et plus d’exploitation des ressources finie. Mais d’un point de vue financier, le travail est plus pénalisé par la taxation que la matière (ou encore le capital et la propriété). Et ça, c’est une des raisons pour laquelle on se laisse moins le temps de faire et de prendre soin de choses (notre précédent P’tit Rex parlait exactement de ça).
Une des conséquences directes de cette circonstance est la prolifération des dalles en béton armé pleines, tandis que les planchers minces en coques, à corps creux ou les dalles nervurées sont rares. Ou encore, la préférence donnée aux panneaux CLT par rapport aux systèmes en ossature bois qui utilisent moins de ressources.
Plusieurs voix se sont levées pour demander une politique fiscale tournée plus vers la consommation de matière que vers le travail des êtres humains, par exemple en proposant de taxer davantage les matériaux plus carbonés pour alléger d’autres impôts pesant sur la population.
La conclusion de l’article nous fait voyager vers un monde où ce biais fiscal serait résolu, où les maîtrises d’ouvrage seraient incitées à privilégier les concepteurs qui savent utiliser moins de matière, où le lien entre architectes et ingénieurs serait renforcé, et où il y aurait davantage d’emplois en dépit de l’industrialisation de la production.
On peut se demander si d’autres facteurs n'influenceraient pas lourdement notre tendance à surconsommer de la matière dans la construction ou l’aménagement. Par exemple, on peut s’interroger sur les normes de sécurité qui conduisent à surdimensionner nombre d’ouvrages, avec parfois un effet “ceinture et bretelles” gourmand en matière. Il s’explique bien souvent par l’absence d’études spécifiques (donc de temps passé humain) qui permettraient d’optimiser ces ouvrages. In fine, qu’est-ce qu’une norme, sinon une règle posée une fois pour toutes qui permet d’éviter de perdre du temps à réfléchir à un cas particulier ?
On peut de même se demander si la prise en compte de la maintenabilité future n’est pas également un facteur inflationniste dans la consommation de matière. Par exemple, certains revêtements de façade (bardage bois) sont souvent délaissés car ils demandent plus de maintenance (lasurage ou peinture à intervalle régulier). De manière générale, il y a comme un parti pris d’absence de maintenance, ou en tout cas de maintenance forcément défaillante ou minimale, qui dicte nombre de choix de conception et conduit à bannir certains produits bruts ou équipements simples, voire carrément à en rajouter d’autres (automatismes de type Gestion Technique des Bâtiments).
In fine, ces facteurs nous ramènent au point précédent : avec plus de matière grise et plus de cols bleus, on consommerait moins de matière.
Le réemploi nous semble complètement paradigmatique de cette situation : son développement est aujourd’hui entravé car il demande plus de temps de diagnostic et d’étude, plus de temps pour la dépose sélective et soignée des matériaux à réemployer, plus de manutention… Bref, il ne coûte rien en matière mais il a besoin de beaucoup d'humains ! Et ce n’est pas un hasard s’il était beaucoup plus développé, et même s’il était la règle, avant que la main d'œuvre ne se mette à coûter cher (en France, l’impôt sur le revenu a été introduit en 1917 pour financer l’effort de la première guerre mondiale). Les business plan des ressourceries sont d’ailleurs souvent dépendants des aides à l’emploi, comme le travail en insertion. Et les matériaux de réemploi sont parfois exonérés de la TVA, mais cela exclusivement si ces produits sont vendus par une association qui ne serait pas soumise à l’impôt sur les sociétés (c’est à nouveau l’économie solidaire qui rentre en jeu) ou si ces biens sont vendus par un « assujetti-utilisateur » (par exemple : vente par un maître d’ouvrage de matériaux ou d’équipements issus d’un de ses bâtiments). Un rééquilibrage de la taxation entre matière et main d'œuvre serait sans doute de nature à inciter plus franchement à une préférence nette en faveur des matériaux de réemploi, au détriment des matériaux neufs.
Cette réflexion autour de l’équation entre travail et matière nous invite en tout cas à revenir sur un précédent P’T-Rex et renvoie à la notion de soin, de temps donné à bien faire les choses, de (re)valorisation de l’humain dans nos métiers.