P'T-Rex | On fait le bilan, calmement.

Deux de nos actualités altervilliennes que sont le développement de notre outil EuroCO2 vers une meilleure ergonomie et une étude sur la décarbonation de la filière aménagement commandée par l’ADEME, nous invitent en ce moment, à observer nos bilans carbone à distance critique. Sommes-nous des compteurs de carbone ou des conteurs du carbone ? Nous prenons, ici, le temps de quelques mots, pour clarifier ce que l’on sert et nous assurer de garder le cap de notre intention : des territoires vivants et pour longtemps avec des gens heureux dedans.
D’abord, reconnaissons que le carbone est un indicateur de suivi environnemental commode. En effet :
- il est de plus en plus manipulé et plébiscité ; devenu la star des discours sur la transition écologique, il frôle l’unanimité (d’autant plus lorsqu’il est associé à la notion de co-bénéfices),
- il est simple (des multiplications, des plus et des moins), au service d’une réalité complexe qu’est le potentiel de dérèglement climatique,
- il est percutant (beaucoup, peu, plus qu’ici, moins que là), apte à catégoriser, comparer et arbitrer,
- il est capable de rivaliser avec le sérieux des financiers (bilans économiques et bilans carbone savent se répondre).
Autant de bonnes raisons de participer à l’élaboration de bilans carbone, mais au-delà, nous identifions trois fausses routes que l’on nomme ci-après, pour mieux les esquiver.
Faire un bilan carbone, une manipulation ?
Ils étaient 100 000 selon les syndicats, 15 000 selon la police.
“Tandis que la compagnie autoroutière table sur une réduction « de plus de 102 000 tonnes équivalent CO₂ » entre 2028 et 2048, l’association écolo calcule une hausse de ces émissions comprise entre 269 000 tonnes et 460 000 tonnes de CO₂.” Lorène Lavocat, journaliste chez Reporterre, rédactrice de l’article “Entre promoteurs d’autoroutes et associations, l’écart abyssal des bilans carbone”, avril 2024.
Oui, les bilans carbone (qui plus est, à l’échelle des opérations d’aménagement) sont le reflet des intentions de celleux qui les calculent (ou les commandent), une modélisation partielle donc partiale. Une voie possible pourrait être de mobiliser une super ingénierie calculatoire capable de viser l’absolue représentation d’un projet urbain et par là, d’affirmer une orthodoxie du comptage carbone. Ce travail nous semble à la fois long, fastidieux et risqué :
- Sommes-nous capables de tous.te.s nous accorder sur une méthode de calcul unique à l’échelle des opérations d’aménagement ?Nous choisissons de répondre non (en reconnaissant malgré tout le travail pertinent de celleux qui déploient de l’énergie à objectiver, à attribuer et à chasser les doubles comptes). Nous estimons que nos compétences altervilliennes sont mieux employées ailleurs. Nos envies, nos intuitions peut-être, nous mènent vers une voie alternative à celle des négociations calculatoires.
- Sommes-nous certain.e.s qu’une unique vérité carbone existe ?Nous choisissons de répondre non, persuadé.e.s de vivre dans un monde relatif et perceptif. C’est autour de ce mot “relatif” que nous déployons d’ailleurs l'entièreté de notre rigueur calculatoire, cette rigueur qui permet de comparer, donc de remettre en question. En revanche, difficile de rendre nos calculs “perceptifs”, sauf à appuyer sur la corde sensible de la compétitivité ou de l’anxiété (“vous émettez autant que 356 vols Paris New-York”)... ce qui a ses limites…
- Sommes-nous vraiment prêt.e.s à déléguer nos choix, nos responsabilités et l’âme de nos projets à une comptabilité ? Nous choisissons de répondre non. Et nous ne sommes, d’ailleurs, pas davantage prêt.e.s à accepter le fait que les bilans économiques aient le monopole de l’aide à la décision. Nous ne consentons pas plus à participer au mythe de l’équilibre statique ou de la neutralité, peut-être valable en comptabilité, mais inopérant dans le monde physique, dynamique par nature.
Une autre direction consiste alors, à embrasser la dimension politique des comptages carbone et à assumer le potentiel de manipulation, en s’assurant que toutes les parties prenantes consentent à l’intention poursuivie, qu’elle soit nommée et débattue. Intention avouée, complètement pardonnée.
Faire un bilan carbone, une dérobade ?
O bilan carbone, mon beau bilan carbone, dis-moi qui est le plus décarboné.
“Prétendre devoir mesurer toujours plus précisément avant d’agir est une stratégie dilatoire classique dans les organisations, cela revient à détourner le regard des véritables enjeux.” Guillaume Carbou, chercheur en sciences de l’information à l’Université de Bordeaux et spécialiste de la circulation des discours sur l’écologie dans l’espace public, interrogé par Floriane Louison, journaliste chez Socialter, rédactrice de l’article “L’heure des contes”, juin - juillet 2024.
Oui, les bilans carbone peuvent être un refus d’obstacle, une manière de rester dans une zone de confort (au choix : le virtuel, les chiffres raisonnables et légitimes, l’analyse, la critique), une façon peut-être d’éluder d’autres enjeux : la préservation des ressources, la protection de la biodiversité, le droit au logement digne, etc.
Ce que nous retenons, c’est que cela n’est pas une fatalité et qu’il ne tient qu’à nous de lutter contre la vanité de nos efforts.
- Inspirez : une demande de chiffres, d’analyses et de critiques peut être un besoin sincère permettant d’engager un changement dans le monde réel et sensible. Charge à nous de le combler.
- Expirez : lorsque ces demandes de chiffres deviennent récurrentes voire tatillonnes, il s’agit probablement de l’expression d’une résistance au passage à l’action. Charge à nous de nommer la situation (à la manière de nos cousins d’Amoès dans leur récent manifeste) et d’écouter ces manifestations de peur et de protection d’intérêts pour pouvoir les dépasser.
- Relativisez: certes, faire un projet sincèrement bas carbone ne suffit pas à faire un projet écologique (même en invoquant les co-bénéfices !), mais cela participe d’une démarche de soin envers l’environnement, soin dont la suite logique (quasi-immanquable) est celui à apporter aux vivants humains et non-humains. Cette percolation du soin à toutes les échelles est cet état dynamique de santé commune : une grande aspiration (qui nécessite de s’emparer de tous les moyens disponibles).
Faire un bilan carbone, une abstraction ?
Le carbone qui cache la forêt
Oui, les bilans carbone sont une représentation :
- Technique : seule, elle échappe aux domaines sensibles et politiques, alors même que ces domaines sont très investis au cours de toute prise de décision.
- Anthropocentrée : seule, elle ne permet pas de rendre compte du vivant non-humain.
- Hors sol : seule, elle ne permet pas de rendre compte du milieu dans lequel les émissions carbone sont calculées.
Alors de quoi accompagner le comptage carbone, puisque seul il ne peut pas tout ? Une piste, pour nous, est d’agrandir le champ de vision, d’associer représentations abstraite et figurée : du bilan carbone vers l’outil carbone.
“Chaque outil est basé sur trois éléments en interaction : le substrat technique (la base d’abstraction), la philosophie gestionnaire, et la vision simplifiée des relations organisationnelles.” Armand Hatchuel et Benoît Weil, L'expert et le système, 1992.
Contre la perte de sens, la perte de soi, la perte de sol, on questionne notre outil EuroCO2 :
- Quel “substrat technique” pour EuroCO2 ?Il s’agit d’un tableur de calcul simple et graphique, en train de faire peau neuve pour maximiser son accessibilité, sans chiffre après la virgule, à vocation d’éveil des consciences et de prise de hauteur.
- Quelle “philosophie gestionnaire” pour EuroCO2 ? Une gestion qui ne se passe pas d’humains. D’humains pour maîtriser la calculette, pour formuler (répéter) une intention écologique sincère, pour décider en conscience de ce à quoi on attribue de la valeur et pour compter aussi ce qui ne (se) compte pas. Les zéros ont de la valeur : les renoncements, la faune, la flore, le réemploi, les balades à vélo, les apéros entre voisin.e.s… Les co-bénéfices, ces “à-côtés” mal nommés, méritent d’être centraux : la santé respiratoire des habitants, le respect des cycles circadiens des animaux, les économies d'eau, la protection des sols… Les co-dommages existent aussi : plus de carbone biogénique stocké dans les bâtiments, c’est aussi plus de coupes rases de nos forêts…
- Quelle ”vision simplifiée des relations organisationnelles” pour EuroCO2 ? Derrière l'outil, les dynamiques relationnelles qui mènent effectivement au passage à l’action souhaitable sont probablement la dimension la plus complexe à prendre en compte, sans laquelle toute la démarche tombe à plat… Là, une nouvelle réponse est à ancrer dans l’identité altervilienne. Nous en sommes au constat que les organigrammes et process habituels ne parviennent pas ou plus à masquer la complexité, l’incertitude et les intrications des projets urbains dans un contexte de changement climatique. Nos récentes conversations nous mènent à nous inspirer du vivant pour décrire et donner du souffle à nos relations et interdépendances professionnelles : à suivre...
En se remémorant chaque instant : conteur ou compteur ?
Le choix est fait : une utilisation complète de l’outil carbone suppose de préférer la posture de conteur à la posture de compteur. Pas question de nous en passer, à condition qu’il ouvre effectivement un espace de langage partagé et qu’il sache faire partie, et non tout, d’une démarche de transition écologique.
